Interview avec Eduardo José Rubio Parra

J’ai rencontré Eduardo José par hasard lors d’un voyage à Anvers, dans un cadre mêlant mode, liberté d’expression et bienveillance. Très vite, le fait d’être tous deux Colombien·ne·s à l’étranger a créé une connexion naturelle, nourrie par nos origines partagées et nos passions respectives.
Le jour même, sans encore connaître en profondeur le travail de l’autre, nous avons décidé de collaborer. C’était une évidence, un élan intuitif, que nous avons concrétisé quelques mois plus tard dans l’exposition Quintessence, Celui que je veux être.
Eduardo José, quelle joie de pouvoir revenir avec toi sur ton parcours…
Quelles sont les sources d’inspiration qui nourrissent ton travail, qu’elles soient artistiques, littéraires, culturelles ou personnelles ?
Mes plus grandes inspirations pour donner vie à une nouvelle version de moi-même viennent des coiffures, des maquillages prothétiques et des défilés de mode. Je suis fasciné·e par la manière dont de légères altérations de l’apparence physique d’une personne permettent de raconter une autre histoire sur qui elle est.
Comment ton parcours migratoire – d’abord en Allemagne puis en Belgique – a-t-il influencé ton travail artistique et ta façon de te penser comme artiste ?
Le fait d’avoir migré m’a obligé à découvrir qui je suis dans mon essence, détaché·e de tout contexte natal. En tant qu’artiste, j’ai également dû reconsidérer les thèmes que j’aborde dans mon œuvre à travers le regard de cultures très différentes de la mienne. Mes dessins au graphite et mes autoportraits photographiques sont les médiums que j’utilise pour explorer des sujets tels que la mort, le surnaturel, la spiritualité et l’inconnu. Ce sont des thèmes qui touchent tous les êtres humains. Cependant, la vision populaire de la mort, par exemple, peut être très différente en Allemagne et en Belgique, comparée à celle en Colombie ou dans d’autres pays d’Amérique latine. Ces dernières années, je me suis concentré sur la création d’œuvres d’art qui créent des ponts entre différentes cosmovisions.
De quelle manière l’art t’a-t-il permis de mieux te connaître, de te reconnaître et de créer des liens avec d’autres personnes partageant des expériences ou sensibilités similaires ?
Mon travail m’a amené à approfondir la notion d’identité. L’identité comme quelque chose de controversé et en perpétuelle négociation ; comme une ou plusieurs vérités incarnées ; comme un outil pour étudier et façonner l’inconnu à partir d’une pluralité de perceptions ; comme catalyseur de dialogue entre des mondes opposés.
Dans ton travail, on observe une pluralité de figures et de représentations de toi-même. Comment expliques-tu ce besoin de transformation et d’incarnations multiples ? Est-ce un geste politique, intime, ludique ?
En tant qu’êtres humains, nous avons tous ressenti le désir d’être une autre version de nous-mêmes, que ce soit pour le plaisir, pour se fondre dans la foule ou pour se cacher. La série Angel est née en réponse à ce désir. Mais mes portraits ne représentent pas uniquement ce que j’aimerais être, ils incarnent aussi la personne que je ne veux pas devenir, celle que je redoute, dont l’existence contredit la mienne. Connaître l’infinité de possibilités contenues dans un corps est quelque chose de très puissant. Matérialiser ces visions à travers un dessin ou une photographie est à la fois un acte d’autodétermination et de contention. Comme quelqu’un qui chercherait à contenir un être maléfique pour l’empêcher de nuire.
Dans quelle mesure l’autorreprésentation est-elle pour toi un outil d’exploration identitaire ? Te sens-tu proche d’une tradition artistique en particulier ou es-tu en train de créer ta propre mythologie visuelle ?
Mon corps et l’autorreprésentation sont la matière première de mon œuvre. Mon identité, envisagée comme quelque chose de malléable, à travers laquelle j’explore mon potentiel énergétique perpétuel à changer de personnalité, est un pilier fondamental de mon travail.
Peux-tu nous décrire ton processus créatif ? Comment naît une œuvre ? Comment choisis-tu les médiums, les mises en scène et les esthétiques ?
Concernant les autoportraits, la création d’une œuvre part généralement d’une référence visuelle : une texture, une personne, un élément distinctif de son apparence, entre autres. Ce sont des choses qui éveillent mon intérêt et évoquent une histoire ou un sentiment particulier, de préférence troublant. Au début, je créais des personnages pour des photographies et des vidéos, en utilisant des costumes et mes compétences en maquillage d’effets spéciaux. Récemment, je crée aussi ces personnages à travers le dessin. Le dessin introduit une distance entre les personnages et moi, qui leur permet d’exister de façon plus indépendante. Avec une photo ou une vidéo, l’existence des personnages dépend du fait que je me déguise pour la caméra. Quand je vois une photo ou une vidéo de ces personnages, je sais que je me regarde moi-même. Avec un dessin, je ne peux pas l’affirmer. À partir du moment où je prends conscience de cela, les personnages prennent vie par eux-mêmes et tout devient possible à l’intérieur d’un dessin.
Considères-tu l’amplification dans ton travail comme une manière de faire résonner des identités en transformation, en relation avec d’autres ? Est-ce une façon de dépasser l’idée d’un “moi” figé pour explorer des relations et devenirs partagés ?
L’amplification dans mon travail, au-delà de symboliser un processus de découverte de soi, est une invitation faite aux spectateur·rice·s à explorer leur propre potentiel, à s’approprier n’importe quel personnage, à adapter et renégocier leur identité en fonction de la situation.