Lizeth Osuna, Curation et production d’expositions 

Curation et production des expositions

Interview avec Felipe Lozano

J’ai eu l’opportunité de rencontrer Felipe à l’Académie supérieure des arts plastiques de Bogotá. Plus tard, alors que je travaillais à la Galerie Espacio El Dorado, j’ai participé à l’organisation de l’une de ses premières expositions personnelles, dans laquelle il a présenté La soledad en los tiempos de Netflix (2019), une œuvre prémonitoire du confinement qui allait bientôt bouleverser nos vies.

Depuis, j’ai suivi avec admiration le développement de sa pratique artistique, qui n’a cessé de se renforcer. Ses œuvres font aujourd’hui partie de collections publiques et privées prestigieuses, telles que celles du Musée de la Banque de la République de Colombie Miguel Urrutia (MAMU), du Musée d’art moderne de Bogotá (MAMBO), du Musée d’art contemporain de Bogotá (MAC), de la Fondation Gilberto Alzate Avendaño, du Projet Bachué (Colombie) et de la collection Carlos Marsano (Pérou).

Felipe, bienvenue en France ! C’est un immense privilège d’accueillir ton travail dans cette exposition Quintessence, celui que je veux être, qui réunit trois artistes colombiens et une artiste franco-péruvienne, tous et toutes de grand talent.

Comment décrirais-tu ton processus créatif, de la conception d’une idée à la matérialisation d’une œuvre ?
Mon processus créatif est profondément intuitif, mais aussi investigatif. Il naît souvent d’une image persistante, d’une obsession ou d’une contradiction que je n’arrive pas à résoudre avec des mots. À partir de là, je commence à chercher des références visuelles, philosophiques ou scientifiques qui dialoguent avec cette intuition. Ensuite, je passe par des croquis, des expérimentations matérielles et des essais avec différents moyens : des langages traditionnels comme le dessin ou la peinture, jusqu’aux technologies comme la vidéo ou l’intelligence artificielle, selon le projet. Je ne cherche pas à illustrer des idées, mais à incarner des questions, à générer des expériences esthétiques et sensorielles qui résonnent émotionnellement, politiquement et symboliquement.

De quelle manière ton histoire personnelle et familiale a-t-elle influencé ta pratique artistique ?
Mon expérience personnelle est le point de départ constant de mon travail : ma vie, mes affects, mes relations amoureuses et, surtout, mon origine. J’ai été conçu par fécondation in vitro et, pendant la grossesse, j’ai absorbé mon frère jumeau. Cette condition m’a conduit à penser le corps comme un territoire de tensions : entre le naturel et l’artificiel, l’individuel et le multiple, le désiré et le produit. De là, j’explore des thèmes comme la biomédecine, l’eugénisme, le désir queer, l’autophagie ou l’instrumentalisation des corps par le capitalisme contemporain. Le personnel est une fissure par laquelle se glisse le structurel. Je travaille depuis le personnel non pas comme un refuge, mais comme un point de fuite par lequel se révèlent les fissures du monde que nous habitons.

Comment tes origines culturelles et géographiques se manifestent-elles dans tes œuvres ?
Mon travail est traversé par l’intensité et la complexité de Bogotá, où j’ai grandi et où je travaille. Je m’intéresse à la tension entre l’intime et le collectif dans des contextes urbains où convergent des corps dissidents, la précarité, le plaisir, la violence et le désir. Mon origine latino-américaine ne se traduit pas par une esthétique exotique, mais plutôt par une façon de percevoir et d’habiter le monde depuis le conflit, l’inconfort et la contradiction. Je travaille depuis un territoire historiquement marqué par l’inégalité, et cela se filtre dans mes questions, dans les corps que je représente et dans les technologies que je questionne.

Est-ce que tu sens que l’art a été un outil pour construire ou reconstruire ton identité ?
Sans aucun doute. L’art a été pour moi une façon de me comprendre, de m’accepter et d’habiter ce qui est étrange, non normatif. Mais il est aussi un miroir à travers lequel je réfléchis de manière critique aux façons dont mon identité et mon corps sont façonnés par des systèmes de pouvoir, par des discours médicaux, technologiques, sexuels et affectifs. Mon identité, et mes croyances, sont en constante mutation, et chaque œuvre me permet d’expérimenter une nouvelle forme d’existence. L’art, pour moi, est un espace de fuite et de reconfiguration ; un laboratoire où je peux être, sans demander la permission.

Quel rôle jouent la science et la technologie dans ton œuvre, notamment en relation avec le corps et le symbolique ?
Ils jouent un rôle central. Ce qui m’intéresse, c’est comment la science et la technologie ne transforment pas seulement les corps, mais interviennent aussi dans nos façons d’aimer, de désirer, de nous reproduire et de mourir. Je travaille avec des algorithmes, des éléments de laboratoire, des installations cinétiques, des matériaux synthétiques et de l’intelligence artificielle, non pas par fascination pour le futur, mais pour interroger leurs implications éthiques, politiques et affectives. Le corps dans mon œuvre devient un champ symbolique où convergent le biologique, le technologique et le culturel. Ce qui m’intéresse, c’est ce point de friction où l’humain devient instable.

Quelle importance accordes-tu au corps comme lieu de rencontre avec l’autre ?
Le corps est un fichier, une frontière et un pont. À travers le corps, nous nous touchons, nous nous blessons, nous nous soignons, nous nous désirons. Dans mon travail, le corps apparaît comme un espace de tension constante : entre la visibilité et le secret, l’intime et le public, l’humain et le posthumain. Je cherche à créer des dispositifs qui confrontent le spectateur à sa propre corporalité, qui le déstabilisent ou le séduisent, qui le fassent se poser des questions sur son désir, son regard, sa place face à l’autre.

Comment imagines-tu l’évolution de ta pratique artistique dans les prochaines années ? Je veux continuer à approfondir les croisements entre l’art, la science et la technologie, mais avec un regard de plus en plus critique, spéculatif et collaboratif. Je m’intéresse à explorer l’obsession croissante pour la consommation des corps, à la façon dont nous nous offrons dans des vitrines numériques comme des fragments de chair disponibles, comme de la marchandise affective. C’est quelque chose que je travaille depuis des années, avec des systèmes d’IA comme les réseaux neuronaux génératifs adversariaux (GAN), que j’utilise pour entraîner des machines capables de produire de nouvelles images à partir de jeux de données de pornographie et d’images de l’histoire de l’art. À l’avenir, je veux ouvrir davantage ma pratique au travail communautaire, à la création conjointe avec d’autres artistes et avec des technologies émergentes. Je souhaite également continuer à repenser les formats d’exposition, à générer des expériences où le spectateur s’active comme partie du processus, où l’œuvre ne se voit pas, mais se vit. Mon intérêt n’est pas de répéter des formules, mais d’habiter la transformation, d’étendre les limites du corps, de l’image et du possible.